16 octobre 1968: les poings de la révolte
Il y a cinquante ans, le 16 octobre 1968 aux JO de Mexico, Tommie Smith et John Carlos posaient l’un des plus célèbres gestes contre le racisme de l’histoire du sport en levant le poing contre la discrimination raciale.
- Publié le 16-10-2018 à 17h00
- Mis à jour le 16-10-2018 à 18h19
Il y a cinquante ans, le 16 octobre 1968 aux JO de Mexico, Tommie Smith et John Carlos posaient l’un des plus célèbres gestes contre le racisme de l’histoire du sport en levant le poing contre la discrimination raciale.
Gantés de noir, les pieds couverts de chaussettes foncées, le poing levé, Tommie Smith et John Carlos baissent la tête, refusant de regarder, comme le protocole l’exige, le drapeau américain qui flotte au mat pour saluer la victoire du premier nommé lors du 200 m des Jeux Olympiques, record du monde (19.83) à l’appui.
Nous sommes à Mexico, le mercredi 16 octobre 1968. Il y a cinquante ans. Smith et Carlos viennent de poser l’un des gestes sportivo-politiques les plus célèbres de l’histoire. Ils veulent cracher au monde leur colère contre le traitement de la communauté noire aux Etats-Unis.
“Les Blancs d’Amérique ne se soucient de nous que quand nous sommes champions olympiques”, lance Tommie Smith en conférence de presse. “Nous sommes des nègres, mais nous sommes fiers de l’être...”
Les deux sprinteurs américains, formés à l’Université de San Jose State en Californie, y ont rencontré Harry Edwards, un ancien athlète, désormais professeur de sociologie très engagé en faveur de la cause noire, qui militait pour un boycott des JO de 1968. “Pourquoi courir à Mexico quand on doit ramper à la maison ?” clamait-il. Smith et Carlos, qui subissent des discriminations raciales au sein même de leur université (interdiction de certains cours, obligation de vivre dans des résidences de seconde zone, etc.), partagent sa colère. Sans être membres des Black Panthers (mouvement révolutionnaire afro-américain formé en 1966), les deux athlètes entendent apporter leur pierre à l’édifice en protestant, à leur manière, moins de six mois après l’assassinat de Martin Luther King (avril 1968)...
“Il ne s’agissait pas de saboter une cérémonie que je respectais, mais de lui donner un sens”, a expliqué Tommie Smith, 74 ans, instituteur à la retraite. “Les pieds nus évoquaient la pauvreté des Noirs en Amérique. Mon foulard et le collier de John Carlos rappelaient les lynchages opérés dans le sud des USA. Les poings gantés représentent la force et l’unité du peuple noir... Les images de Mexico ont été retransmises en direct dans le monde entier. C’était une gigantesque tribune. Mon gouvernement n’a pas apprécié. Pour lui, j’étais un jeune idiot qui essayait de se faire connaître par un acte stupide. L’histoire a montré la noblesse de notre combat. Le racisme n’a pas sa place sur la planète, encore moins dans le sport. J’ai participé à faire bouger les choses, sans me changer moi-même...”
Smith fut, comme son médaillé de bronze, exclu des Jeux suivants pour ce geste. Sa carrière ne résista malheureusement pas à son beau combat : “On m’a obligé à arrêter. J’avais 24 ans. Ma carrière n’aura pas duré quatre ans, une... Olympiade ! C’est que je n’étais pas destiné à cela. Ma vocation, c’était l’éducation...”
L’Australien Peter Norman, deuxième de ce 200 m de légende, s’associa au geste des deux Noirs américains en portant, comme eux, le badge de l’Olympic Project for Human Right (OPHR), le mouvement fondé par le professeur Edwards. Écarté lui aussi des Jeux de Munich, en 1972, Norman sombra dans la dépression. À son décès, en 2006, il fut porté en terre par ses deux compagnons de podium, qui, dix ans plus tard, furent reçus à la Maison Blanche par le président Barack Obama. Norman a reçu, lui, cette année à titre posthume, l'Ordre du mérite de l'AOC pour sa "contribution au monde du sport", et une statue en bronze à son effigie sera érigée aux abords du Stade Lakeside de Melbourne, sa ville. Mieux vaut trop tard que jamais...
Tommie Smith, saisir l'Histoire d'un poing levé
- Par Astolfo Cagnacci
La carrière sportive du Noir américain Tommie Smith se fige il y a 50 ans, le 16 octobre 1968 au soir, sur la photo du podium du 200 m des Jeux de Mexico, tête baissée et poing droit ganté de noir levé vers le ciel. Normal que le focus encadre le sublime vainqueur, qui vient le premier de franchir le mur des 20 secondes (19.83) sur le demi-tour de piste... tout en se relevant à 20 mètres de l'arrivée.
Septième d'une famille de onze enfants, dont le père cueillait le coton, Smith distillait de l'or avec sa longue foulée capable de s'envoler en fin de course. Sur 200 m et sur 400 m, la distance qui instille le poison de l'acide lactique dans la dernière ligne droite. Mais c'est un autre venin que le Texan entend dénoncer pendant que résonnent les notes de l'hymne américain (La Bannière Etoilée): les conditions de vie de la communauté noire aux Etats-Unis.
La question est d'autant plus brûlante que le pasteur Martin Luther King, apôtre de la non-violence, a été assassiné quelques mois auparavant et qu'un mouvement pour les droits civiques, "Olympic Project for Human Rights" (OPHR), avait invité les athlètes de couleur à boycotter les JO mexicains.
Tribune
Smith, né le 6 juin 1944 - jour du débarquement en Normandie -, se rappelle qu'en 1966 il battait en série des records du monde métriques et en yards, mais pouvait aussi, en privé, chanter a capella "Nobody knows the trouble I've seen", un negro spiritual d'anthologie. S'il n'est pas extrémiste, Tommie Jet est néanmoins pétri de conviction et d'engagement. Et la tribune est toute trouvée avec la cérémonie de remise des médailles du 200 m.
C'est là que l'histoire, en se focalisant sur Smith, a longtemps été réductrice. Encadrant le vainqueur, John Carlos (médaille de bronze), autre Afro-américain et partenaire d'entraînement de Smith à l'Université d'Etat de San Jose (Californie), et Peter Norman (argent), l'Australien blanc et blond, partagent en effet les mêmes sentiments que lui.
L'objectif s'élargit alors: de particulière, la photo, une des plus emblématiques du XXe siècle, devient cliché d'une famille partageant les mêmes idéaux. Carlos, né à Harlem d'un père cordonnier, a le poing gauche levé et ganté de noir. Norman, fils de boucher et proche de l'Armée du Salut, se tient droit et solennel. Comme ses compagnons de podium, le sprinter des antipodes arbore le badge de l'OPHR et a posé à ses côtés ses chaussures, en signe de pauvreté.
Tout est profusion de symboles dans ce tableau, dont le collier de petites pierres que Carlos s'est mis autour du cou, en hommage aux Noirs lynchés.
Exclu à vie des JO
Les trois hommes paieront cher ce geste de solidarité: les deux Américains sont suspendus de l'équipe américaine et exclus à vie des JO, l'Australien devient un paria dans son pays.
Smith et Carlos finiront par renouer avec l'athlétisme, notamment comme entraîneurs. Norman, lui, est emporté le 3 octobre 2006 par une crise cardiaque. Ses deux compagnons de podium font le long voyage à Melbourne pour porter sur leurs épaules le cercueil de leur ami de 38 ans. Tous trois sont nés en juin, le mois de l'espérance, le Summertime de Porgy and Bess.
"Peter était un roc et un phare. L'avoir croisé, connu et apprécié a été un cadeau du ciel", a salué Smith, les larmes aux yeux.
Ignorés en leur temps, Smith et Carlos sont finalement honorés par Barack Obama en septembre 2016, lors d'une cérémonie à la Maison-Blanche: "Nous sommes honorés d'avoir les légendaires Tommie Smith et John Carlos ici aujourd'hui", affirme ce jour-là le premier président noir des Etats-Unis. Et il ajoute: "Leur puissante protestation silencieuse aux Jeux de 1968 a été controversée, mais elle a réveillé les consciences".
Peter Norman, héros blanc oublié du podium du 200 m
- Par Martin Parry
Peter Norman, athlète blanc australien et 3e homme de ce célébrissime podium du 200 m des Jeux de Mexico en 1968, a surtout subi son soutien au salut ganté Black Power, avant d'accéder à une reconnaissance posthume.
"Je me tiendrai à vos côtés": c'est par ces mots que Norman, 2e de la course, apporte son soutien juste avant la cérémonie aux Noirs américains Tommie Smith et John Carlos, respectivement médaillés d'or et de bronze. Lorsqu'ils brandissent, tête baissée, un poing ganté noir contre la discrimination raciale aux Etats-Unis, Norman se tient droit et arbore comme eux un badge "Olympic Project for Human Rights".
Ce geste aurait pu lui apporter respect et reconnaissance, mais Norman est devenu un paria, les autorités sportives de son pays estimant que son attitude avait sali son sport.
En 1972, il n'est pas retenu pour les Jeux de Munich alors qu'il a réalisé les chronos requis, ce qui le pousse à mettre fin à sa carrière. Devenu un conférencier recherché, avec quelques passages au commentaire sportif, Norman n'est même pas invité aux cérémonies des JO de Sydney en 2000 par le Comité olympique australien (AOC).
Les responsables olympiques australiens nient que Norman ait jamais été exclu ou écarté, expliquant qu'il avait seulement été averti qu'il devait faire attention à ses déclarations publiques.
Reconnu à titre posthume
"Je crois dans les droits de l'Homme. Tous les Hommes sont nés égaux en droits et doivent être traités ainsi", indiquait Norman à des journalistes des années après Mexico, expliquant ne surtout pas regretter son choix.
Une déclaration qui résume parfaitement son auteur, estime auprès de l'AFP Joseph Toscano, responsable du Comité de commémoration de Peter Norman. "C'était un type normal qui s'est retrouvé dans une situation extraordinaire", estime-t-il.
Cinquante ans après le podium et 12 ans après la mort de Norman, d'une crise cardiaque à l'âge de 64 ans (le 3 octobre 2006), l'Australie rend enfin hommage à son sprinter: l'AOC lui a accordé cette année, à titre posthume, l'Ordre du mérite pour sa contribution au monde du sport.
"Nous avons perdu Peter en 2006 mais nous ne devrions jamais perdre de vue sa courageuse position ce jour-là. Et son record australien sur 200 mètres, établi au Mexique (20.06), n'a jamais été égalé", a souligné le président de l'AOC, John Coates.
L'AOC a également annoncé qu'une statue en bronze de Norman, quintuple champion d'Australie, serait érigée aux abords du Stade Lakeside de Melbourne, sa ville d'origine, un an après le lancement d'une campagne pour réclamer cet hommage.
Smith et Carlos ont porté son cercueil
Toscano estime toutefois la reconnaissance de Norman insuffisante dans son propre pays.
Le podium de Mexico "est un symbole du XXe siècle, de la lutte pour l'égalité raciale, mais il y a toujours en Australie un manque d'intérêt invraisemblable pour l'action de Peter Norman", relève-t-il.
"Sa phrase Je me tiendrai à vos côtés est toujours aussi importante, 50 ans plus tard, elle montre que nous sommes tous capables d'être Peter Norman si nous en saisissons l'opportunité", ajoute-t-il.
Si le sprinter a longtemps manqué de reconnaissance en Australie, son héritage est mieux célébré aux Etats-Unis où le 9 octobre, jour de ses funérailles, est célébré depuis une dizaine d'années comme la Journée Peter Norman. La Fédération australienne a lancé la même initiative cette année.
Ses deux camarades de podium, Tommie Smith et John Carlos, portaient son cercueil lors de ses funérailles en 2006, et Smith, le champion olympique, lui a rendu hommage.
"Il était seul dans son combat: en Australie, beaucoup de gens ne comprenaient pas pourquoi ce jeune blanc soutiendrait ces personnes noires, avait déclamé Smith. Peter était australien et fier de l'être, il était fier de courir et de représenter l'Australie. Mais plus encore, il disait: Je suis fier de représenter la race humaine".
Le choc du podium Black Power inspire toujours
- Par Rob Woollard
Le symbole de protestation silencieuse de Tommie Smith et John Carlos, poing levé sur le podium du 200 m des Jeux de Mexico, a marqué durablement le monde du sport, jusqu'à influencer des combats contemporains comme celui de Colin Kaepernick.
Les poings gantés de noir de Smith et Carlos levés vers le ciel de Mexico, leurs têtes baissées, ont totalement redéfini le concept d'activisme dans le sport, à une époque où le poussiéreux mouvement olympique se trouvait confronté au maelström politique et culturel de l'année 1968.
"Cela a été un apport incommensurable pour des générations de sportifs noirs", estime Dave Zirin, journaliste et auteur de The John Carlos Story: The Sports Moment That Changed the World.
Zirin estime que l'activisme actuel de sportifs peut être directement relié à Smith et Carlos. Comme celui de Colin Kaepernick, le joueur de football américain qui s'est mis à poser un genou à terre pendant l'hymne US, devenu un symbole de dénonciation des violences policières envers les minorités.
"Tellement d'athlètes citent 1968 comme une référence, une façon de se dire: C'est arrivé avant, en tant qu'athlète protestataire, c'est notre héritage, on ne s'assoira pas sur cet héritage", explique Dave Zirin. "Donc quand vous voyez des sportifs sortir du rang et lever le poing, ils le font grâce à Tommie et Carlos".
Luther King et Kennedy
Si le podium de Mexico a eu un tel impact, c'est aussi parce qu'il est intervenu dans le contexte de la folle année 1968. Avant les Jeux de Mexico, les Etats-Unis avaient déjà été retournés, en avril, par l'assassinat de Martin Luther King, le leader de la lutte pour les droits civiques, suivi des émeutes meurtrières de Chicago et d'un deuxième assassinat majeur en juin, celui du sénateur Bobby Kennedy, espoir démocrate de la future présidentielle.
L'époque connaissait également d'importantes manifestations contre la guerre au Vietnam, tandis qu'un large mouvement de protestation civile gagnait la France, entre révolte étudiante, grèves générales et bouillonnement culturel.
Cette fièvre avait atteint le Mexique où le gouvernement avait réprimé dans la violence des manifestations, quelques jours avant les Jeux, faisant des centaines de morts lors d'un massacre étouffé par le pouvoir. C'est dans ce contexte unique qu'est intervenue, le 16 octobre, l'action de Tommie Smith et John Carlos.
"Menace permanente"
Le geste était donc prémédité. John Carlos ayant oublié ses gants, les deux hommes durent partager une même paire, d'où la symétrie des deux poings couverts de noir sur l'iconique photo du podium.
"Le public a commencé à applaudir vigoureusement lorsque, soudain, j'imagine que les Yankees+ présents dans la foule n'ont pas aimé ce qu'ils voyaient. Ils nous ont alors craché à la figure toute leur haine", s'est souvenu John Carlos devant la presse, en septembre.
"Cela m'avait laissé en état de choc", a-t-il ajouté, très marqué par les conséquences de son geste. Exclu à vie des Jeux, comme Smith, Carlos a essuyé l'opprobre populaire, et même reçu des menaces de mort.
C'est à ce contexte qu'il attribue le suicide de sa femme en 1977, "la plus grande tristesse" de sa vie. Reste que le geste à l'origine de tant de peine a donné un véritable pouvoir d'expression aux athlètes à travers le sport, souligne Dave Zirin: "Ces poings levés, et plus largement la protestation d'athlètes noirs, avaient absolument terrifié le monde du sport. Cela a instauré une sorte de menace permanente et permis aux athlètes de se dire: nous sommes les acteurs majeurs des Jeux, alors servons-nous en pour mettre en lumière nos idées politiques".